Dans l’ère du men are trash et autres metoo, certains ont tendance à juger des œuvres rétrospectivement afin de définir si en 2023 il est moralement acceptable de les regarder.
Le film Léon : the Professional réalisé par Luc Besson en 1994 ne fait pas exception et passe régulièrement dans le tribunal des féministes extrêmes, c’est ce tweet notamment qui a réactivé le “débat” à la sortie du film Jeanne du Barry de Maïwenn, ancienne épouse de Luc Besson. Le film met en scène Mathilda, une jeune fille de 12 ans jouée par Natalie Portman (il s’agit de son premier rôle au cinéma) échappée miraculeusement de son domicile dans lequel sa famille se fait assassinée à cause de son immersion dans les trafics de drogue. Alors que ses sœurs, frères et parents se font tuer froidement, la jeune fille arrive à s’enfuir et se réfugie chez son voisin : Léon, quarantenaire, tueur à gage “professionnel”. On suit alors l’histoire de Mathilda totalement admirative de son sauveur tout en montrant un fort caractère et une détermination sans épreuve, et Léon qui ne sais pas pourquoi il a choisi de sauver la jeune fille mais qui s’occupe quand même d’elle à la fois malgré lui et comme un trésor tout en essayant de concilier ça à son activité professionnelle.
C’est ainsi la relation très intense entre Léon et Mathilda qui cause la controverse. En effet les deux protagonistes se rapprochent très rapidement à cause de la passivité de Léon et la ténacité de Mathilda. Cette dernière imagine son sauveur comme son premier amant qui lui apprendrait son métier lui servant à venger sa famille tout en devenant indépendante financièrement. La controverse ne repose donc pas sur le fait qu’une petite fille de 12 ans apprenne à se servir d’armes à feu et tue des gens, mais bien la relation dite “ambigüe” entre Léon et Mathilda. La fillette exprime rapidement dans le film son désir d’avoir une sorte de vie de couple avec l’homme, cela est jugé “problématique” car une relation sexuelle ou romantique sous-entendue entre une petite fille et un homme adulte serait à caractère pédophile.
Et c’est ici-même que réside toute la subtilité et la beauté du film, il serait réducteur et irréfléchi de classer ce film dans la case “problématique” car pédophile. Certes, en n’ayant pas vu le film, on pourrait penser une telle chose. Mais la mise en scène montre tout l’inverse. La relation entre Mathilda et Léon est attendrissante, et quand Mathilda suggère plus ou moins explicitement qu’elle serait amoureuse de Léon il s’agit de moments plus légers du film où le spectateur est moins brusqué par la violence de ce drame et peut rire, ce sont des scènes pour rire, elles sont presque ridicules. Mathilda est une petite fille qui vient de perdre sa famille, elle a donc trouvé un père en Léon et est amoureuse de lui comme une petite fille pourrait penser être amoureuse de son père. Léon en est conscient, il a un rôle très protecteur envers Mathilda et l’aime également comme un père, il refuse donc explicitement et systématiquement ses avances et essaie de lui expliquer (comme on expliquerait à une petite fille) qu’ils ne peuvent pas être ensemble comme elle l’entend.
Ainsi, la fameuse “scène de la robe” (Video I) coupée de la première version du film (et réintégrée deux ans après) qui sert de preuve irréfutable de l’apologie de la pédophilie dans ce procès, montrant Mathilda qui exprime à Léon de façon très explicite son envie de faire sa première fois avec lui, s’expliquerait ainsi : elle parle des “magazines” que lisait sa sœur dans lesquels il est indiqué que les filles “détestaient leur première expérience sexuelle”, qu’elles le faisaient juste pour “frimer” et qu’elles “commenceraient à aimer ça après, comme la cigarette”. On peut analyser cette séquence en disant qu’il y a un décalage entre le cadrage très serré sur le visage de Mathilda montrant qu’elle est très sérieuse dans ce qu’elle dit, et son propos ainsi qu’avec le cadrage sur Léon qui est également serré mais qui laisse plus d’espace au personnage avec un champs pauvre. En effet, du point de vue de l’adulte, il est totalement absurde de parler des magazines que lit sa sœur comme référence sexuelle à démentir ; car dans cette séquence elle cherche effectivement à dire à Léon qu’elle souhaite déconstruire le cliché qu’elle a du sexe en l’essayant par elle-même avec une personne qu’elle aime.
Mathilda est ici ridicule aux yeux de tous, et l’élément rhétorique qui le montre clairement est la comparaison : sexe = cigarette. A ce moment-là, on ressent le décalage entre l’adulte que semble être Mathilda durant la majorité du film, et la petite fille qu’elle est réellement, elle essaie de paraître sérieuse en lâchant sa peluche et en mettant la robe que Léon lui a achetée (elle est montré de bas en haut comme une femme fatale mais sans en avoir l’attitude) mais elle parle de choses qu’elle ne connaît pas ce qui a un effet comique sur la scène. On peut aussi relever d’autres scènes qui appuient ce point du vue, des scènes montrant Léon et Mathilda jouer comme père fille (Video II).
Léon est un personnage qui semble très timide mais surtout qui ne prend pas position, il s’agit d’un élément important pour la compréhension des dialogues ambigües. Il n’a d’intérêt que pour sa plante qu’il protège constamment. Il commence d’ailleurs à s’ouvrir à Mathilda à ce moment du film car il lui raconte pour la première fois une partie de son passé qui fait office d’explication face aux propos de Mathilda, le plan sur Léon reste alors très rapproché mais cette fois-ci le champs est rempli comme pour montrer qu’il est aussi sérieux que Mathilda l’était en parlant de sexe. On peut dire que le métier du protagoniste ne laisse pas de place à la morale ou au conflit, et en tant que personnage très rigoureux, Léon applique dans sa vie privée les mêmes principes que dans sa vie professionnelle. De cette façon, il tient une cohérence minutieuse (comme ses meurtres, c’est pour cela qu’il est reconnu comme le meilleur tueur à gage de New York) qui lui empêche de dire à Mathilda ce qui est bien ou mal, si elle à tort ou raison, etc… Si bien qu’à la fin de la “scène de la robe”, Léon se laisse totalement faire par Mathilda qui souhaite dormir avec lui, elle le prend comme sa peluche qui est depuis le début du film un substitut des parents pour l’enfant; Mathilda a donc trouvé un père en Léon. Il tient alors durant tout le film la place du père qui veut laisser son enfant le plus libre possible de penser et de faire ce qu’elle veut tout en la protégeant au risque de sa vie…
Même si toute interprétation est valable, nous pouvons prendre en compte celles du réalisateurs ou des acteurs : Natalie Portman a déclaré dans une interview pour le festival TIFF datant de décembre 2015 qu’elle était contente que sa carrière ait débuté avec ce film qui fut un succès commercial, que Luc Besson était un bon réalisateur et qu’elle avait été très émue par le script en le lisant. Elle ajoute que la relation entre Mathilda et Léon est une invention du réalisateur et qu’il ne s’agit que de cinéma. Cependant, elle reviendra sur son point de vue du film en affirmant en mai 2023 dans une interview du Hollywood Reporter que le film est gênant aujourd’hui. Le réalisateur quant à lui affirme que les scènes dites ambiguës entre les protagonistes avaient été pensées pour faire rire de part le décalage entre les propos de Mathilda et son âge.
Au vue de tous les éléments cités, on peut dire que le film fait parler de lui car il est inscrit dans un nouveau temps qui possède ses nouveaux moeurs, cependant il ne devrait pas être arraché de son contexte et extrapolé pour être boycotté ou “cancelled” car il s’agit d’une oeuvre d’art tout de même complexe qui mérite d’être vue avant d’être discutée éventuellement et non jugée et classée.